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# 195/313 - Marcher sur la queue du tigre

"Le hasard est en Chine la matérialisation de la qualité particulière de l'instant. Loin d'être haïssable, il est au contraire fort apprécié puisqu'on y lit à chaque instant la configuration que le flux du Tao prend spontanément lorsqu'on lui laisse libre cours."

Cyrille Javary, Les rouages du Yi Jing, Picquier Poche, 2009, p. 54.

Pour nous, occidentaux, écrit Cyrille Javary, l'emblème du hasard est une pièce tournoyant en l'air. Pile ou face. Une chance sur deux. C'est d'ailleurs ainsi que s'opère souvent ici le tirage divinatoire du Yi Jing, avec trois pièces de monnaie. C'est une méthode rapide. On pose sa question, on lance six fois les pièces, et un hexagramme est déterminé, un parmi les soixante-quatre que compte le Yi Jing, qui sont sensés décrire les soixante-quatre situations-types de la vie quotidienne. Il faut lire alors le texte canonique de l'hexagramme et les commentaires qui s'y rattachent. Par exemple, vous pouvez tomber sur 10, Lü, la démarche, avec ces mots associés : "Marcher sur la queue du tigre. Il ne mord pas la personne. Favorisant". Autrement dit, vous voilà dans une entreprise périlleuse, mais avec de la prudence, la réussite est au bout. Parfois un hexagramme est dit mutant, c'est-à-dire qu'un ou plusieurs de ses traits mutent, passant du yin au yang ou inversement, ceci formant un nouvel hexagramme donnant en quelque l'avenir de la situation, la potentialité qui y est enfermée.

Diagramme des 64 hexagrammes du Yi Jing envoyé par le jésuite Joachim Bouvet au philosophe Leibnitz (1701)
A cette méthode expéditive des pièces de monnaie s'oppose la méthode traditionnelle, beaucoup plus lente, dotée d'un protocole assez complexe, qui se pratique avec des tiges d'achillée mille-feuille (Achillea millefolium). Cinquante tiges dont l'on retire toujours une, ce qui laisse entendre qu'aucune interprétation ne saurait être parfaite, que toujours  quelque chose nous échappera. 
L'emblème chinois du hasard ce n'est donc pas un objet inanimé, c'est, on l'a vu, un oiseau, le loriot jaune :
" Le génie chinois est d'avoir choisi cette image de liberté absolue pour en faire le symbole du couplage parfait avec l'instant. Parce que nous voyons les oiseaux volant partout où bon leur semble, nous pensons qu'ils se posent au hasard. Les Chinois ont une autre idée, ils pensent au contraire que, pouvant se poser n'importe où ils veulent, les oiseaux se posent toujours là où ils doivent. Ils s'immobilisent à l'endroit le plus congruent avec la situation. C'est pourquoi les humains devraient les considérer comme des maîtres à imiter." (Cyrille Javary, op. cit. p. 53)
J'ai encore dans le tiroir de mon bureau les tiges d'achillée avec lesquelles j'ai autrefois tiré le Yi Jing, découvert à dix-huit ans avec le livre jaune de la traduction de Richard Wilhelm, traduit à son tour par Étienne Perrot. Bien que je ne cherche plus depuis longtemps à interroger l'oracle (qui me donna parfois des résultats étonnants), ces cinquante petites baguettes venues d'un talus oublié continuent de m'accompagner à leur façon.



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